Présentation du Projet

Résumé-Objectifs

IONESCO vise à fabriquer des microsystèmes susceptibles d’étudier la vitesse et la nature des ions en solution qui transitent entre deux réservoirs distants de quelques micromètres via des nanotubes de carbone simple paroi (SWCNT).  Il a également pour objectif de contrôler ce transfert ionique par la modulation des états de charges de surface des SWCNTs. Nous pensons que cet objectif est tout à fait réalisable dans la mesure où un certain nombre de phénomènes remarquables a déjà été observé et attribuable aux propriétés consubstantielles de ces nanotubes : i) un rapport géométrique exceptionnel (l’équivalent serait un cheveu de plusieurs dizaines de mètres !), ii) une surface hydrophobe et quasiment sans défaut et iii) des propriétés électriques proches des métaux ou des semi-conducteurs.

Ces propriétés uniques en font des (nano)objets d’études fondamentales remarquables . Notre projet IONESCO a donc aussi été construit de manière à confronter de la façon la plus cohérente et efficiente possible l’expérience à la théorie. Ainsi les données expérimentales qui seront recueillies sur nos microsystèmes seront méthodiquement comparées aux résultats prédits par des modèles aussi bien mathématiques que numériques. Les modèles analytiques qui seront utilisés sont fondés sur une approche couplant la physique statistique des ions à l’hydrodynamique dans le nanotube. Les simulations numériques reposent sur des calculs dérivés de la mécanique quantique (i.e. théorie de la fonctionnelle de la densité) et de la dynamique moléculaires sous champs de force classique. Ces comparaisons permettront, dans un processus d’aller-retour permanent, à la fois de mieux comprendre les comportements expérimentaux observés et d’améliorer les modèles théoriques; l’objectif étant d’aboutir à la réalisation de systèmes de plus en plus performants.

Enjeux

Les applications potentielles de ce projet sont importantes car en contrôlant le transport des ions dans ces nanotubes, il est possible de fabriquer des systèmes capables de :

  1. filtrer des solutions contenants plusieurs types d’ions : le système agit donc comme une membrane;
  2. générer un courant électrique lorsque les deux réservoirs contiennent des électrolytes de concentrations différentes: le système agit alors comme une micro-centrale électrique (voir les développements récents des études sur l’énergie dite « bleue » obtenue à partir de l’eau de mer)
  3. contrôler, sous l’effet d’un champ électrique appliqué à la surface du tube, le transport des ions et passer ainsi brutalement d’un état conducteur à un état isolant: le système agit comme un transistor ;
  4. informer, par la mesure des courants ioniques qui traversent le nanotube et des potentiels électriques mesurables à sa surface, sur la nature des molécules qui le traversent: le système agit alors comme un capteur susceptible de détecter une seule molécule.

Description détaillée

Les systèmes électroniques et biologiques n’utilisent pas les mêmes messagers pour communiquer avec leur environnement : les électrons dans les premiers, les ions solvatés (signalisation électrique) et les molécules (signalisation chimique) dans les seconds. Regrouper ces deux systèmes en un seul nécessite une interface pour convertir un signal en un autre, idéalement avec une vitesse élevée et un gain contrôlable. Malheureusement, les performances et les fonctionnalités des dispositifs électro-ioniques actuels se comparent mal à celles de leurs homologues électroniques (e.g. les transistors) et biologiques (e.g. les synapses). Par exemple, les meilleurs transistors ioniques (1,2) affichent généralement des fréquences de commutation de l’ordre de Hz, un rapport marche/arrêt d’environ 100 et un gain d’environ 10, valeurs qui sont de plusieurs ordres de grandeur inférieures à celles des transistors électroniques à effet de champ (FET) (3). Compte tenu des applications envisagées, de nombreuses recherches ont été entreprises ces dernières années afin de pallier ces différences et plusieurs domaines émergents tels que l’iontronique, la bioélectronique ou la bioprotonique ont vu le jour. D’une manière générale, ils visent à développer un contrôle et une détection sophistiqués du mouvement des ions et des molécules pour enregistrer et moduler les processus biologiques, ou pour effectuer des opérations logiques imitant le fonctionnement du cerveau. Parmi les développements potentiels, mentionnons l’administration ciblée de neurotransmetteurs et de médicaments, les systèmes miniaturisés de biosurveillance, la perfusion non invasive de cellules pour contrôler leur culture ou actionner les neurones, les circuits logiques biocompatibles et à faible consommation ou l’interface cerveau-ordinateur. L’une des principales raisons du faible couplage entre électrons et ions dans les dispositifs électro-ioniques est le blindage électrostatique causé par le caractère nécessairement polaire des électrolytes ; et en tout premier par l’eau. Par analogie avec les FET électroniques, la meilleure solution serait de réduire la distance entre l’électrode de grille et les porteurs de charge; en d’autres termes, la géométrie idéale pour un transistor ionique serait un nanocanal de diamètre proche de la taille des ions solvatés et dont le potentiel électrique de la surface pourrait être modulé indépendamment des espèces ioniques ou moléculaires présentes en son sein (4). De plus, le canal doit avoir une conductance ionique intrinsèquement élevée à l’état «ON» et être très sélectif pour un type spécifique d’ions (par exemple anions ou cations) afin de supprimer la conductance à l’état « OFF ». Les membranes 2D comme les nanopores de graphène peuvent apparaître comme des candidats attractifs mais leur géométrie plate provoque un couplage capacitif fort avec les réservoirs plein d’électrolyte, ce qui n’est pas souhaitable pour un transistor ionique à fonctionnement rapide.

Au contraire, les nanotubes de carbone à simple paroi (SWCNT) remplissent tous les critères ci-dessus, ce qui les place parmi les matériaux les plus prometteurs pour une génération avancée de dispositifs électro-ioniques. Tout d’abord, grâce à leur diamètre compris entre 0,7 et 2 nm, les SWCNT offrent le couplage électrostatique optimal entre la paroi du canal et les ions confinés, ainsi qu’un couplage minimal avec des réservoirs (5). Deuxièmement, le transport des ions et des fluides à travers les SWCNT est intrinsèquement rapide, notamment en raison de la très faible friction sur la paroi lisse du nanotube (6). Troisièmement, les SWCNT peuvent être rendus extrêmement sélectifs pour un type spécifique d’ions en contrôlant la nature et la charge des fonctions chimiques greffées à leurs extrémités comme par exemple l’interaction des cations avec des fonctions COO(7). A côté de ces caractéristiques bien connues, les SWCNT présentent des propriétés électroniques uniques dont le couplage avec le transport ionique représente un domaine de recherche intéressant mais peu exploré. Plus précisément, selon leur chiralité, les SWCNT peuvent être soit des conducteurs métalliques (M) soit des matériaux semi-conducteurs (SC) extrêmement sensibles à leur environnement (8). La connexion de SWCNTs métalliques (M-SCWNTs) avec des contacts électriques offre donc la perspective de contrôler activement leur charge superficielle et donc le transport des ions à travers leur canal interne.

Pour ces mêmes raisons, les dispositifs électro-ioniques à base de SWCNT sont aussi particulièrement adaptés à l’étude de nouveaux phénomènes physiques spécifiques au régime du sous-continuum qui ont été théoriquement prévus mais jamais démontrés : i) Évaporation capillaire ionique (ICE), c’est-à-dire les transitions stochastiques entre deux phases ioniques de faible (semblable à la vapeur) et de haute densité (semblable à un liquide) comme théoriquement prédit par certains d’entre nous (9), et ii) les blocages ioniques de Coulomb (ICB, c’est-à-dire l’accumulation d’ions dans le canal avec capacité empêchant le flux des ions additionnels dus à la répulsion de Coulomb (10). Comme détaillé ci-dessus, notre projet IONESCO vise donc à explorer le potentiel des SWCNT pour 1) contrôler activement et détecter le mouvement des ions par un couplage sans précédent entre les ions (dans le canal) et les électrons (dans la paroi du canal) et 2) étudier les nouveaux phénomènes de transport spécifiques du régime du sous-continuum. Sur le plan expérimental, nous allons fabriquer des microsystèmes qui intègrent un ou plusieurs nanotubes de carbone reliant deux microréservoirs remplis d’électrolyte. Nous mesurerons ensuite par le biais de méthodes fondées sur le patch-clamp les courants électriques qui circulent entre les deux compartiments lorsqu’on applique différents potentiels. Ces microsystèmes seront également construits de manière à rendre possible le contrôle ou la mesure des potentiels électriques à la surface des tubes. Nous étudierons les espèces d’ions et les charges superficielles dans le canal interne d’un SWCNT semi-conducteur. Afin d’améliorer fortement sa portée de détection et sa sensibilité, nous testerons des méthodes de contrôle reconnues pour leur efficacité. Cela nous permettra de mesurer les variations de la composition interne des électrolytes (cations, anions, H+, OH-) et les densités des charges superficielles permanentes et régulées (qui régissent le transport des ions) en fonction des conditions expérimentales. En cas de succès, nous testerons également la capacité de cette méthode de détection locale à mesurer le débit ou à détecter des molécules individuelles (p. ex. oligomères chargés) et des transitions de phase stochastiques (p. ex. entre phases ioniques liquides et en phase vapeur).   Sur le plan fondamental, nous rechercherons i) les fluctuations stochastiques de la conductance ionique à faible charge de surface pour mettre en évidence l’ICE, et ii) les oscillations périodiques de conductance avec une charge de surface croissante, la signature non ambiguë du ICB.

references:

(1)K. Tybrandt, K. C. Larsson, A. Richter-Dahlfors, M. Berggren, Ion bipolar junction transistors. Proc. Natl. Acad. Sci. . 107, 9929–9932 (2010);(2)R. Ren et al., Nanopore extended field-effect transistor for selective single-molecule biosensing. Nat. Commun. 8, 586 (2017);(3)K. Kim, J.-Y. Choi, T. Kim, S.-H. Cho, H.-J. Chung, A role for graphene in silicon-based semiconductor devices. Nature. 479, 338 (2011);(4)Lian, A. Gallegos, H. Liu, J. Wu, Non-scaling behavior of electroosmotic flow in voltage-gated nanopores. Phys. Chem. Chem. Phys. 19, 450–457 (2017);(5)P. Pang, J. He, J. H. Park, P. S. Krstic, S. Lindsay, Origin of Giant Ionic Currents in Carbon Nanotube Channels. ACS Nano. 5, 7277–7283 (2011);(6)E. Secchi et al., Massive radius-dependent flow slippage in single carbon nanotubes. Nature. 537, 210–213 (2016);(7)R. H. Tunuguntla et al., Enhanced water permeability and tunable ion selectivity in subnanometer carbon nanotube porins. Science. 357, 792–796 (2017);(8)L.-M. Peng, Z. Zhang, S. Wang, Carbon nanotube electronics: recent advances. Mater. Today. 17, 433–442 (2014);(9)S. Buyukdagli, M. Manghi, J. Palmeri, Ionic Capillary Evaporation in Weakly Charged Nanopores. Phys. Rev. Lett. 105, 158103 (2010);(10)M. Krems, M. Di Ventra, Ionic Coulomb blockade in nanopores. J. Phys. Condens. Matter. 25, 65101 (2013)